Démocratie

« OUI nous pouvons construire une société différente »

« OUI nous pouvons construire une société différente »

Invitée au Forum Mondial des Alternatives, Mônica Benício, militante brésilienne des droits humains et compagne de Marielle Franco, est revenue sur le rôle des mouvements sociaux pour faire face à la montée du fascisme, notamment dans son pays où l’extrême-droite est en tête des intentions de vote du second tour des présidentielles du 28 octobre.

« Depuis l’âge de 17 ans, je milite pour la défense des droits humains, notamment de la communauté LGBT, je lutte contre le génocide de la population noire, et contre la ségrégation urbaine des populations issues des favelas.

J’occupais une autre place dans cette lutte quand ma compagne a été brutalement assassinée le 14 mars dernier dans la ville de Rio de Janeiro. Pour ceux qui ne la connaissent pas, Marielle Franco était la seule conseillère municipale noire de la ville. Elle a été la cinquième élue ayant obtenu le plus de votes avec 46 502 des voix ; un vote très significatif pour la ville de Rio, notamment pour un premier mandat. Elle a été exécutée après un an et trois mois d’un mandat qui devait durer quatre ans, dans un pays gouverné par des hommes blancs hétérosexuels, fondamentalistes lgtbtphobiques, racistes, et machistes qui mettent en danger la démocratie, ou plutôt la fausse démocratie du Brésil.

Pour comprendre notre contexte politique, il faut rappeler que le pays s’est construit sur des processus d’extrême violence : nous avons connu trois siècles d’esclavagisme et deux dictatures sanguinaires. Aujourd’hui, le Brésil continue à tuer ses populations autochtones, noires, et celles issues des favelas. Le taux de féminicides ne cesse d’augmenter puisque les femmes y sont tuées parce qu’elles sont des femmes. Nous sommes le pays qui tue le plus sa population LGBT et qui assassine le plus de défenseurs des droits humains. Nous sommes également l’un des pays dont la population incarcérée augmente le plus. Et qui sont ceux qui sont incarcérés ? Les jeunes, et notamment les jeunes noirs pauvres.

Le Brésil est souvent en tête de tous ces classements tragiques et toutes ces caractéristiques sont des luttes sur lesquelles je suis mobilisée afin d’apporter une solution collective aux difficultés du Brésil mais aussi, ailleurs car la vague de conservatisme et de fascisme grandit également en Amérique latine et dans le monde. Les mouvements sociaux d’aujourd’hui au Brésil sont variés. Certains ont une représentation très forte, comme le MST (Mouvement des Sans Terres) ou le MTST (Mouvement des Travailleurs Sans Toits) présents ici, mais celui qui s’articule le mieux est le mouvement féministe. C’est un mouvement qui lutte avec beaucoup de force contre le fascisme et qui se saisit de la rue pour revendiquer que la vie et le corps des femmes n’appartiennent qu’à elles, en exigeant notamment la légalisation de l’avortement et la condamnation des féminicides. Ces combats féministes sont très présents au sein de la société brésilienne et partout en Amérique latine car pour ce qui est par exemple, de la lutte pour la légalisation de l’avortement, il existe des cas où y compris des avortements autorisés ne sont pas pratiqués. Et qui sont les femmes qui meurent à cause de la criminalisation de l’avortement ? Les femmes pauvres, noires, issues des favelas qui n’ont pas les moyens de se faire avorter dans des cliniques clandestines où elles seront sûres que l’avortement sera pratiqué.

Nous vivons donc dans un contexte brésilien très dangereux et actuellement, nous sommes en pleine campagne électorale présidentielle. Le candidat en tête des intentions de vote se déclare ouvertement fasciste. Le Brésil a un ennemi fasciste clairement identifié qui s’appelle Jair Bolsonaro. Un homme ouvertement raciste, machiste, lgbtphobique qui défend le port d’armes légal. Il tient un discours de haine et de violence très puissant et c’est ce candidat qui monte dans les sondages. Personnellement, ce n’est pas seulement lui qui m’inquiète mais surtout le modèle de société qui a l’intention de le placer au pouvoir, en pensant que cela pourra être d’un quelconque bénéfice pour le pays. Pourtant, il est clair qu’avec lui, les femmes, les populations noires, LGBT, et celles issues des favelas continueront à mourir. Le Brésil ne quittera pas la tête des classements tragiques que j’ai mentionnés précédemment.

Marielle était une personne qui vivait dans sa propre chair tous les combats qu’elle défendait. Elle était une femme, noire, lesbienne, féministe et son assassinat a été une tentative claire de mettre sous silence ce qu’elle représentait. Dans son assassinat, il y a eu participation de la police et de figures politiques, donc de l’Etat, ce qui démontre encore à quel point notre démocratie est menacée. Le message était très clair : nous ne voulons pas de ce type de représentativité dans nos espaces de pouvoir où, comme je l’ai dit, dominent les hommes blancs, hétérosexuels, fondamentalistes. Notre démocratie est donc en danger et plus grave, cela fait plus de 6 mois que la seule conseillère municipale noire de Rio de Janeiro a été assassinée et nous n’avons toujours aucune réponse. Aucune réponse n’est apportée à ce crime, qui était clairement un crime de haine, alors que le monde entier a été touché par l’assassinat de Marielle et demande justice. Il ne s’agit pas seulement de rendre justice à Marielle mais aussi de garantir la démocratie. Apporter une réponse correcte à l’assassinat de Marielle, ce que le Brésil n’a pas l’habitude de faire, voudrait dire que nous essayons encore de nous battre pour la démocratie.

Malgré leur résistance, les mouvements sociaux font aujourd’hui face à un problème d’articulation. La gauche est très fragmentée et la droite, très articulée, continue à nous tuer, à monter dans les sondages, et à construire un projet politique qui exclut la majeure partie de la population du Brésil, un pays où, peu ont beaucoup, et beaucoup n’ont absolument rien.

Le Brésil est en train de retourner à des époques où sa population avait faim. Le taux de pauvreté augmente à nouveau, et le pays ignore les demandes des organisations internationales comme l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Organisation des Etats Américains (OEA) ou encore l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).La démocratie ne se résume en aucun cas au droit de vote. La démocratie ne peut pas être comprise comme un simple processus électoral qui a lieu tous les 4 ans. La lutte pour la démocratie est une lutte quotidienne de défense des droits des populations, de garantie d’une bonne qualité de vie, ce qui fait défaut au Brésil et n’est pas la priorité du gouvernement. Notre président a usurpé le pouvoir à travers un coup d’Etat clair. Il a chassé de la présidence, une femme élue de manière légitime et qui n’avait aucun motif législatif concret pour subir une procédure d’impeachment (qui signifie « mise en accusation », c’est une procédure américaine permettant au pouvoir législatif de destituer un haut fonctionnaire.). Aujourd’hui aussi, Lula est un prisonnier politique, incarcéré, isolé, pour être clairement exclu du processus électoral, puisqu’il constituait une menace. Selon les sondages, il aurait dans tous les cas été réélu. Le Brésil vit ainsi une succession de coups d’Etat et le pays n’arrive pas à maintenir 30 ans de modèle démocratique, ni à former une génération au sein d’un modèle de société démocratique sans coups d’Etat, sans dictatures, ni vagues d’assassinats.

Pour moi, en tant que brésilienne, c’est très inquiétant d’admettre que ce scénario n’a que peu de solution et de voir que les mouvements sociaux, bien que forts individuellement, ont du mal à s’articuler collectivement, pour lancer un processus d’occupation des rues et faire face à la violence de la police. Le Brésil a un Etat très violent qui réprime toujours les manifestations dans une tentative de nous faire taire. Le pays s’est constitué dans le sang et la violence, et c’est dans ce modèle que la société se construit, qu’elle affirme son identité ainsi que des valeurs culturelles selon lesquelles il faut se conformer, parce que le Brésil est corrompu, parce que tous les politiques sont les mêmes, parce que la corruption n’a aucune solution et parce que le pays n’a aucune solution !

Pour moi, l’une des questions qui devraient être discutées est celle d’un nouveau modèle de discussion sociale et de discussion médiatique puisque le Brésil est également extrêmement contrôlé par ses médias, une des industries les plus puissantes au monde dont le pouvoir de discrimination est absurde ! Au sein d’un processus culturel, elle a démontré que nous sommes extrêmement pacifistes et que nous nous limitons à regarder tout type de barbarie à la télévision en assimilant que la politique est ceci, cela, et que l’on ne peut rien y faire.

Je crois donc que nous devons avant tout mettre en place un changement culturel pour changer nos valeurs et comprendre que oui, on peut construire une société différente. Cela vaut pour le monde entier, pas seulement pour le Brésil. Nous avons besoin de personnes qui ont l’espoir qu’un autre monde est possible mais plus que de l’espoir, qui font preuve de résilience, de résistance et de courage pour faire ce que nous sommes en train de faire ici aujourd’hui : coordonner nos actions, construire ensemble et lutter pour obtenir un changement social. Car ce n’est pas à travers les réseaux sociaux que nous allons obtenir un changement effectif de société. C’est là quelque chose qui me préoccupe beaucoup : comment les nouvelles générations se limitent à discuter sur internet d’un nouveau modèle de société et combien elles manquent de solidarité et d’empathie pour occuper les rues et répondre à l’Etat qu’il existe un changement et qu’il est en cours. Les mouvements féministes ont l’habitude de dire « seuls on est bien, mais avec le collectif on est mieux ». Je crois que ce Forum Mondial des Alternatives est fondamental pour démontrer que si nous marchons ensemble, nous pouvons construire un autre projet de société et un monde meilleur. »

Genève, le 18 septembre 2018