• Archive

Editorial de l'abbé Pierre - Faim et Soif n°15, octobre 1956

Dans un numéro de la revue Faim et Soif spécialement consacré à « l’école en détresse », datant d’octobre 1956, l’abbé Pierre nous interpelle sur l’importance de plusieurs sujets reliés à l’école ; l’importance d’un apprentissage qui puisse « ouvrir les esprits à la connaissance de ce qui est notre être commun d’hommes » et l’importance de veiller aux conditions de vie dans un foyer, dans cette autre école qu’est la famille : « La famille a besoin de l’école. Mais l’école, fût-elle la plus parfaite, comment ne resterait-elle pas vaine, pour le plus grand nombre, si le logis n’est qu’un taudis où corps et âmes se dégradent ? »

 

Editorial de l'Abbé Pierre - Revue Faim & Soif n°15, octobre 1956

L'Ecole dépasse l'école

Combien l’école dépasse l’école !
C’est-à-dire, à la fois, combien ceux qui enseignent doivent sans cesse, pour être de bons maîtres, se souvenir que leur tâche va plus loin qu’à faire simplement des têtes érudites. Combien également tous, dans la cité, doivent être conscients de ce que, quelque bons soient les maîtres, les enfants seront demain des hommes ratés si, sortis de l’école, les leçons autrement continues et pénétrantes que leur donnent et la famille, et la rue, et le spectacle, et tout le comportement des « grands », sont la négation, le dédain, parfois la dérision des valeurs que s’est évertuée à enseigner l’école…

L’école première, et la plus constante, pour chaque enfant, où est-elle, sinon dans le sanctuaire du foyer, là où vit la famille ?
Mais alors ne sommes-nous pas fous de ne savoir pas plus sacrifier ce qu’il faut pour loger les familles, que nous ne savons le faire pour bâtir les écoles ?
La famille a besoin de l’école. Mais l’école, fût-elle la plus parfaite, comment ne resterait-elle pas vaine, pour le plus grand nombre, si le logis n’est qu’un taudis où corps et âmes se dégradent ?
Puissent tous les maîtres et tous les parents élever un seul et même cri d’alarme pour rappeler au gouvernement qu’écoles et logis vont de pair, et sont ensemble, la première de toutes les nécessités à satisfaire, quand vient l’heure de répartir les ressources publiques de la Nation.

Mais quel est l’enseignement essentiel que doit recevoir l’enfant, puis l’adolescent, sinon celui qui fera qu’il possède la connaissance de la réalité humaine universelle ?
Hélas ! Quelle nation sait véritablement, en même temps qu’elle apprend à aimer toutes les valeurs authentiques de son propre patrimoine, reconnaître et les mérites du service réel de l’homme que d’autres ont pu accomplir, et les fautes de soi-même à l’égal de celles des autres ?
Plus encore, qui sait, à mesure qu’il enseigne chacune des richesses de l’esprit, pensée, morale, science, art et technique, qui donc sait dire à l’élève, le disant et redisant jusqu’à ce qu’il ne lui soit quasi plus possible de l’oublier, ce qui est, ce que l’on pourrait appeler « le coefficient d’humanité » de chacune de ces merveilleuses connaissances, c’est-à-dire ce qu’est le pourcentage de frères humains qui a les possibilités, en capacité de droit et en capacité de moyens, d’en jouir ?
L’école n’est pas faite pour enseigner seulement ce que sont les choses, mais pour ouvrir les esprits à la connaissance de ce qui est notre être commun d’hommes, placé au cœur des choses, et, les dépassant, et leur donnant leur sens, à la fois par rapport à la personnalité de chacun, et par rapport à la communion de tous, comme dans la recherche de sa relation avec la Réalité qui le dépasse lui-même.

Enfin, au-delà de ce qu’elle donne de connaissance, songeons-nous assez à nous enquérir de ce que l’école donne de passion ?
Une civilisation ne pourrait-elle se juger aux sujets de colère que, en fait, elle aboutit à inculquer à sa jeunesse par l’éducation qu’elle leur assure ?
Colères pour des riens ? Colères pour soi ? Ou colères face à la profanation du bien de tous, qui réside, en commençant par le plus proche, famille, cité, patrie, puis en s’étendant de proche en proche, à la dimension globale de l’univers humain, dans le constant souci de libérer ceux qu’oppriment injustement tant de causes d’asservissement ?
Que vaudrait l’école, qui n’ouvrirait pas les cœurs aux faims et soifs de justice, à la volonté de servir premiers des plus souffrants, à ce qu’il faut bien appeler les colères de l’amour ?


Editorial de l'Abbé Pierre

Revue Faim & Soif n°15
Octobre 1956

Editorial de l'abbé Pierre - Faim et Soif n°15, octobre 1956